Enemy at the gates

La pandémie aux portes d’Angkor

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Ce fut d’abord comme une sorte d’incrédulité, puis de sidération, mêlée à une angoisse grandissante. L’annonce de l’apparition et de la propagation incontrôlée d’un nouveau virus respiratoire fit ici comme partout l’effet d’une bombe. D’autant plus que la contrée d’origine de ce virus, la Chine, fournissait alors la grande majorité du contingent de touristes se pressant dans la ville. Située à seulement quelques kilomètres d’Angkor Vat, Siem Reap, que l’on surnomme la “Cité des temples”, tire la majeure partie de ses revenus du tourisme : chaque année, plus de 2 millions de visiteurs y séjournent afin d’admirer un parc archéologique qui totalise près de 200 monuments.

Du jour au lendemain, les vacanciers ont déserté les lieux, laissant soudain apparaître la profonde vulnérabilité d’une économie particulièrement dépendante du tourisme. Cette manne, qui représente le tiers du PIB à l’échelle du pays, occupe ici une part encore plus importante. Devant la succession de nouvelles inquiétantes, il est vite apparu que la crise allait s’installer durablement, plongeant des milliers de foyers dans la plus grande précarité. Une atmosphère étrange s’est emparée de la ville qui, autrefois grouillante d’activité, s’est retrouvée comme abandonnée, stupéfaite de se voir ainsi délaissée.

L’année du Rat, qui s’annonçait pleine d’espoirs, marque le coup d’envoi d’un interminable cauchemar.

Rues désespérément vides, rideaux tirés, vitrines baissées, sur lesquelles reposent de pathétiques écriteaux ornés de quelques mots d’excuse. Écriteaux qui seront peu à peu remplacés par des “Business for rent” ou “for sale”. Beaucoup de ces commerces ne se relèveront pas de la crise qui perdure, certains ayant fêté leur inauguration quelques semaines à peine avant la pandémie. Déjà hautement concurrentiels, les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration ne peuvent plus compter que sur une clientèle locale. Ce qui se montre malheureusement insuffisant pour la plupart d’entre eux.

Les agences de voyages, compagnies de bus, guides touristiques et autres prestataires de service ont dû eux aussi faire face à la situation : dès les mois d’avril/mai 2020, les frontières avec les pays limitrophes ont été fermées et le demeurent à ce jour.

Accusant dès les premiers mois une chute de 99% de leur fréquentation, les temples d’Angkor ont offert une image bien différente de ce à quoi nous étions habitués. Exit les bus déversant leur flot de touristes, adieu les visites au pas de course ponctuées par les commentaires babéliens et les spots photographiques pris d’assaut dès les premières heures du jour. Adieu, aussi, les vendeurs à la sauvette, dont la troupe était bien souvent composée d’enfants. Plus personne n’est là pour acheter leurs éventails, pantalons aux imprimés d’éléphants, T-shirts « I ❤️ Siem Reap », fruits frais et autres babioles diverses et variées. Fins débrouillards, maîtrisant les rudiments de plusieurs langues, volontiers enclins à tailler le bout de gras avec les visiteurs, les petits vendeurs n’auront pu profiter de la crise pour regagner les bancs des écoles, fermées et ne prodiguant aux élèves pouvant les suivre que quelques cours à distance.

Les temples ne sont pourtant pas tout à fait désertés : moines, habitants des villages alentours, travailleurs, personnel d’entretien, touristes locaux… Les Cambodgiens se réapproprient peu à peu leurs sites historiques.

Le secteur culturel se retrouve lui aussi profondément bouleversé, tant par le départ des touristes que par les mesures restrictives considérant les lieux de représentations comme clusters potentiels. Peu à peu, au fil des ans, Siem Reap était parvenue à se forger une renommée méritée dans le domaine culturel. Les spectacles vivants, tels ceux des danses apsaras, ont tout naturellement pâti de la situation. Les Sacred Dancers of Angkor ont pu organiser quelques spectacles privés avant de devoir cesser toute représentation. Bien peu de ces artistes s’entraînent encore, n’ayant pas d’autre choix que de chercher une activité plus rémunératrice. Tradition séculaire quasiment anéantie sous le règne des Khmers rouges, cette danse, qui fait la fierté des spectacles siemreapois, requiert un savoir-faire qui ne se maîtrise qu’après de longues années de formation. Pas moins de 4 500 gestes font partie du répertoire, véritable alphabet contant les légendes les plus anciennes.

À cours de ressources et menacée de faillite, la troupe en est contrainte à recourir aux dons privés afin de subsister. Nombreuses sont les institutions culturelles à avoir opté pour ce procédé, seul à même de les maintenir à flot. Le cirque Phare, les spectacles du Bambu Stage, les représentations du Cambodian Living Arts, les danseuses contemporaines du New Cambodian Artists, les galeries d’arts et les musées privés, les cinémas, tous ont cessé leurs activités sine die.

Nouvel an khmer, Nouvel an chinois, Fête des eaux, défilés… Autant de célébrations dont la tenue aura été soit annulée, soit soumise à de strictes restrictions sanitaires. De l’inédit pour ces fêtes habituellement synonymes de liesse populaire, suivies avec ferveur et attendues chaque année avec la plus grande impatience.

La vie religieuse, bon gré mal gré, suit son cours, tandis que masques, thermomètres électroniques et gel hydroalcoolique fleurissent dans tous les recoins des lieux de culte. Les cérémonies ainsi que la vie quotidienne dans les pagodes, qui hébergent chacune de nombreux moines, n’en sont pourtant pas particulièrement perturbées, à condition de s’en tenir à une audience restreinte. Dans un pays où 96% de la population déclare pratiquer le bouddhisme, l’année cambodgienne est ponctuée de célébrations marquant toutes une étape importante du calendrier.

Malgré les craintes initiales, les premiers mois n’auront pas été marqués par une recrudescence des cas de Covid. Bien maîtrisée, la pandémie épargne dans un premier temps une grande partie de l’Asie du Sud-Est, faisant éclore une cohorte d’hypothèses de la part d’experts autoproclamés. Le coronavirus se montrerait-il sensible à la chaleur ? Aux UV ? Les distanciations sociales et les précautions sanitaires héritées des épidémies précédentes feraient-elles la différence ? Une immunité se serait-elle développée au contact de certains virus antérieurs ? Tandis que la plupart de ces éléments trouveront peu à peu leur réponse, la situation économique commence à se tendre et la ville à se dégrader. Les activités cessent, les divertissements se font rares et une ambiance pesante s’installe durablement. Devant les maisons se multiplient les ‘Ting Mong’, ces épouvantails chargés de repousser les mauvais esprits et, par extension, de préserver ses habitants de la maladie.

Malgré l’accumulation de salaires impayés et la diminution des revenus, les mouvements sociaux demeurent pourtant rares et sporadiques. Conscient de la difficulté de la situation, S.E. Pov Piseth, vice-gouverneur de la province, présente le 27 octobre 2020 un plan d’urbanisme exceptionnel voté par le gouvernement. Une enveloppe de 150 millions de dollars est débloquée afin d’entreprendre des travaux d’une ampleur inédite. Par ce biais, les autorités entendent faire d’une pierre deux coups : d’une part, profiter de l’absence totale de touristes pour moderniser des infrastructures qui en avaient grandement besoin ; de l’autre, fournir une source de revenus à la cohorte d’ouvriers déployés sur ces chantiers titanesques. Bulldozers, pelleteuses, marteaux-piqueurs, conduites de canalisations, tranchées, gravats et poussière envahissent la moindre rue, transformant le paysage urbain en scènes tout droit sorties d’un mauvais film post-apocalyptique.

Fort heureusement, l’ampleur et l’omniprésence des travaux ne parviennent pas à oblitérer totalement les loisirs. L’apparition de la pandémie n’a pas découragé les habitants de pratiquer cyclisme, sessions collectives d’aérobic en plein air, marche et pêche. Cette dernière activité, autrefois déjà très prisée, est devenue une source de nourriture non négligeable en cette période de vaches maigres. Le drainage de la rivière qui traverse la ville a donné lieu à de mémorables séances dans son lit asséché. Cannes à pêche, filets, épuisettes et nasses en osier sont venus à bout des nombreux poissons piégés dans l’eau stagnante, le tout se déroulant dans un climat de kermesse.

À une ambiance néanmoins lourde et devenue banale s’est rajoutée la peur d’un virus désormais bien présent. Depuis fin février 2021 et l’évasion rocambolesque de patientes positives retenues dans un centre de quarantaine, les contaminations dites “communautaires” se sont emballées et sont vite devenues difficiles à maîtriser. Peur sur la ville. Fermetures en série afin de lutter contre la propagation de la maladie. Couvre-feu, confinements par quartiers ou par maisons et interdiction de vente d’alcool sont toujours de mise. La grande frousse est un peu retombée, son point culminant ayant été atteint lorsque les rares commerces encore ouverts n’étaient accessibles que depuis l’extérieur, un ruban de plastique tout droit sorti d’une scène de crime en barrant l’entrée. On restait ainsi sur le trottoir, à attendre de se faire servir en désignant les produits du doigt et en bredouillant quelques mots étouffés derrière son masque. Les billets tendus sont parfois aspergés d’alcool avant d’être saisis.

Rues nettement moins fréquentées, se vidant aussi soudainement qu’une marée qui reflue. Beaucoup d’étrangers, exerçant dans les métiers du tourisme, de l’hôtellerie/restauration ou auprès d’ONG ont quitté la ville pour gagner Phnom Penh ou rentrer dans leur contrée d’origine. Recrudescence de la misère visible. Blessures physiques et psychiques. Une vielle femme complètement nue se tenant assise au beau milieu de la route, perdue dans un inlassable monologue. Quelques mètres plus loin, un individu marchant bizarrement sans cesser d’émettre un interminable sifflement suraigu et monocorde. Les exemples sont légion. Les sans-abri “habituels”, celles et ceux que l’on a désormais pris l’habitude de croiser quotidiennement sont bien entendu toujours là. La grande dame fofolle, qui évolue seule, depuis des années, au bord de la rivière, a vu ses habitudes chamboulées par les travaux en cours et a dû déménager son campement. Le petit homme qui passe ses journées à fouiller les déchets, dont la peau noire est cuite par le soleil, est là lui aussi, poussant un vélo surchargé de détritus glanés de-ci de-là. Il y a aussi des visions sordides, comme cet enfant couché dans un immense berceau qui repose sur le trottoir. Son crâne éléphantesque et difforme contraste avec ses membres d’une finesse extrême. Autour de lui, sa famille, mère, frères et sœurs sourient aux conducteurs qui, stoppés au feu rouge, leur offrent quelque obole.

Les étrangers en rupture de ban ne manquent pas à l’appel. On les croise souvent, d’autant plus qu’on les remarque facilement. Lucky Burger, palace du fast-food dégueulasse mais pas cher. Au milieu de la grande salle vide, un homme dort affalé sur une table. Autour de lui ses affaires sont posées. Des sacs en plastique lui servent de souliers de fortune, dévoilant ses chevilles gonflées. Au bout d’un moment, sortant de sa torpeur, l’homme se redresse et laisse entrevoir son visage. La soixantaine, les traits fins, un étrange et léger sourire lui confère une étonnante sérénité, tandis que son regard se perd dans le ciel de l’immense baie vitrée.

Étrange ambiance décidément. Les rues asiatiques ont toujours débordé d’une énergie fébrile, car c’est dehors que tout se passe. Comment dès-lors trouver un équilibre entre cette habitude de vie à l’air libre et les nouvelles normes de confinement, gestes barrières, distanciations sociales, couvre-feu et nouvelle nouvelle vague ? Et pourtant, comme il est bon d’entendre, au détour d’une rue, des rires, des paroles échangées, des enfants se chamailler, pour se dire que la vie n’a pas été totalement tuée ! Pendant ce temps-là, les travaux se poursuivent, s’installant dans la durée…

La pratique des petits métiers enregistre une recrudescence vertigineuse. L’on ne compte plus le nombre de vendeurs de masques ayant installé leur stand au bord de la route, passant la journée assis, le regard perdu sur leur smartphone, à tenter d’écouler quelques boîtes dont le prix est inlassablement égrainé par des haut-parleurs fatigués. “Dop pi poan, dop pi poan”, 2 000 riels les 10 masques, moins de 50 centimes d’euro.

Les marchands de masques ne sont bien sûr pas les seuls à se retrouver dehors. Des hordes de livreurs en scooters sillonnent les rues. Des vendeurs itinérants, certains issus d’une classe moyenne endettée, proposent fruits et légumes pour tenter d’arrondir les fins de mois. Sur les pages Facebook fleurissent les offres de produits de saison et autres services divers. C’est le règne de la débrouille. Tout est bon à prendre pour combler les pertes de revenus et tenter de faire face au surendettement. Très prisé, le recours au micro-crédit, pratiqué à des taux d’intérêts astronomiques, a mis à genoux de nombreux emprunteurs. Les quelques aides financières accordées par l’État ne suffisent généralement pas à éponger les dettes accumulées et les crédits à rembourser.

Régulièrement privés de classe depuis le début de la pandémie, les enfants ont remis les cerfs-volants et autres jeux de plein air au goût du jour. L’absence de scolarisation aura probablement de lourdes conséquences, même si les professeurs et quelques ONG, par leurs actions, parviennent au prix de lourds efforts à maintenir un lien avec les élèves. Pour d’autres, les gamins des rues, les sachets emplis de colle parviennent à faire oublier un instant leur avenir en berne.

Un petit bonhomme, à mi-chemin entre l’enfance et l’adolescence, rit bruyamment en faisant tourner la grande roue à aubes au bord de la rivière. Autrefois, c’était un coin prisé par les touristes, cette belle roue à aubes en bois, très bien pour les selfies. Plus de touristes, plus de selfies, plus personne à part ce gamin qui sniffe sa colle au rythme de sa respiration, qui se marre tout seul et fait tourner sa roue en se faisant péter les poumons. J’ai récemment entendu une remarque qui résonne à chaque sortie en ville : « Siem Reap était jusqu’à il n’y a pas si longtemps un petit paradis, qui s’est maintenant transformé en purgatoire. » Pour un voisin témoin de Jéhovah, cette pandémie “marque la fin du règne de l’Homme.” Optimisme et références bibliques semblent de mise…

Et après ?

À l’heure où ces lignes sont écrites, une vaste campagne de vaccination est en cours. Les interminables queues devant les hôpitaux et dispensaires démontrent la volonté de la population d’en finir au plus vite avec cette crise qui s’éternise. Excellent élève, le Cambodge est parvenu en l’espace de quelques mois à vacciner 75% de sa population. Cela suffira-t-il à créer une immunité propre à faire redémarrer l’économie d’un pays devenu exsangue ? Les vaccins chinois, majoritairement utilisés, se montreront-ils assez efficaces face aux variants présents et à venir ?

Alors que les pays occidentaux tentent de retrouver un début de normalité, rien ne semble changer ici. L’aéroport demeure fermé, les bus ont été remisés, les travaux n’en sont qu’à la moitié de leur avancement et les premiers touristes ne sont attendus, au mieux, qu’à la toute fin de l’année. Et encore s’agira-t-il de bulles soigneusement contrôlées, laissant de côté bon nombre d’acteurs du secteur. D’après le Ministère du tourisme, la fréquentation pré-Covid ne devrait pas être retrouvée avant 2025. La proportion de voyageurs chinois, déjà fortement majoritaire avant la crise, devrait encore augmenter suite aux investissements faramineux menés actuellement par l’Empire du Milieu. Régulièrement placée dans le Top 10 des plus belles destinations au monde, Siem Reap et ses temples continuent de faire rêver et attireront sans aucun doute une foule de visiteurs, qui se presseront pour admirer les incroyables richesses du royaume. Un jour les bus recommenceront à arpenter les rues de la ville, et les avions se poseront sur le tarmac du nouvel aéroport en cours de construction. Les visiteurs découvriront alors le nouveau visage d’une ville prête à renaître après une asphyxie devenue bien trop longue et douloureuse.

Siem Reap, 26 août 2021.

Cet article reflète une vision personnelle et ne prétend pas être un travail journalistique exhaustif.

Toutes les photos servant à illustrer ce texte ont été prises à Siem Reap depuis le début 2020 jusqu’à ces tous derniers jours.

Rémi Abad.

2 Comments

  1. Céline

    Quelle claque.
    Bravo Rémi pour ce témoignage vivant et poignant, j’ai été scotchée. Tes photos sont incroyables (comme d’habitude) et tes talents de conteur le sont encore plus. Merci et encore bravo.

  2. Incroyable… merci pour ce temoignage !

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